L’école de Ouillis se trouve dans la rue qui relie la Mairie à l’Eglise. Sur la même rue se trouvent donc rassemblés tous les lieux de connaissance et de pouvoir.
Plusieurs couples d’instituteurs se succèdent, car, comme on dit dans le jargon du métier, il s’agit d’un « poste double », qui est idéal pour un couple. Après Madame et Monsieur OBADIA, et après un court passage du couple RICCIO, arrivent, en 1949, Madame et Monsieur BENKEMOUN, Mauricette et René. Avec l’ouverture d’une classe supplémentaire, par la suite arrive Monsieur BELLAÏCHE .
Monsieur BELLAICHE est un homme qui, d’emblée vous étonne, vous surprend : il a épousé
une Parisienne! Le couple bouleverse les modes de pensée de l’époque,
« pensez donc, un arabe, instituteur, qui va apprendre le
français à nos enfants, et une Parisienne, une patos ! ». Mais très
vite il s’impose, par sa gentillesse, son dévouement, sa capacité d’intégration
dans la vie du village. Deux enfants naissent de cette union. Monsieur BELLAICHE
a été muté à Ouillis sur sa demande, il enseignait précédemment à l’école
de Douar CHOUACHI.
Madame et Monsieur
BENKEMOUN logent sur place, dans le corps de l’école. C’est Ouillis qui,
d’ailleurs officialise le couple car il s’y marient le 26 octobre 1949. Ils
viennent de s’installer au village, le mariage est discret et modeste.
Madame BENKEMOUN raconte :
« un Samedi, après la classe, nous fermons l’école, René met son
costume, moi un Tailleur, nous descendons la rue. En traversant la place, nous
rencontrons le Garde Champêtre Lucien SERVERO le receveur des PTT, Monsieur
LAMAISON : ils nous serviront de témoins, nous nous unissons devant l’Adjoint
Spécial Monsieur FAURE, nous sommes mariés. »
René BENKEMOUN est né à
Oran le 9 janvier 1923, Mauricette ORSINI est née le 10 février 1925 à
Libourne (33) « au hasard d’une garnison de son père, mais elle est
originaire d’un petit village Corse, Carticasi » écrit leur gendre
Alain BRIAND, qui a épousé l’aînée de leurs deux filles, Claudine, née
pendant leur séjour à Ouillis, en 1951. Annette, la benjamine la suit de peu,
elle arrive en 1952.
Le couple BENKEMOUN demeure
à Ouillis jusqu’en 1956, année au cours de laquelle ils rejoindront la ville
natale de René, Oran. Chaque semaine, et pendant les congés scolaires, ils
sautent dans leur voiture et rejoignent la capitale régionale distante d’une
centaine de kilomètres.
Ce sont des maîtres
respectés, leur rigueur frôle parfois la sévérité, mais les parents ne
s’en plaignent pas.
J’ai plaisir a me
souvenir de cette tranche de vie car pour moi, elle représente mon Algérie idéale,
hélas morte dans l’œuf, morte de la haine et de l’intolérance des hommes,
une Algérie solidaire, toutes communautés confondues, dans le respect des
origines, des modes de vie, choix religieux, philosophiques et politiques
divers, une Algérie de fraternité, une Algérie d’égalité de droits et de
devoirs, bref, une Algérie humaine.
On se prend à rêver : Ouillis, berceau humaniste ! mais oui ! avec ses Arabes, musulmans, pratiquant une langue française approximative, dans laquelle s’insèrent même quelques mots Espagnols , plus patois que langue académique, un arabe marié à une parisienne, un juif marié à une corse, Instituteurs, Educateurs d’enfants indifférenciés issus de communautés elles mêmes diversifiées, français, chrétiens, catholiques et protestants (Ouillis est le seul village a posséder un temple, d’ailleurs, construit à côté de l’église !), musulmans (pas de mosquée, mais les « marabouts » ne manquent pas), arabes, juifs, pratiquants ou non leur religion, mais surtout pratiquant le respect de l’autre. Quelle belle école, l'école de Ouillis !
J’ai dix ans en 1951 et
malgré une opération de l’appendicite en décembre 1950, qui m’a valu deux
semaines d’hospitalisation à la clinique JOURDAN de Mostaganem, Monsieur
BENKEMOUN a décidé, avec l’accord de mes parents, de me présenter à
l’examen d'entrée en sixième. Je suis ce qu’on appelle un « bon élève »,
pas très travailleur, mais discipliné et intéressé par les études (le seul
moyen de s'en sortir me répète sans cesse mon père).
Les deux évènements concomitants bouleversent tous les habitants du village qui défilent au pied de mon lit, pendant mon hospitalisation, les bras chargés de cadeaux.
Mon père est resté seul au village, il est pris en charge par toute la communauté. Lui qui est réputé pour ne pas être très à l’aise dans une cuisine (point que nous avons en commun), est nourri par les uns et les autres. Invité le matin chez JUAN, il repart avec son repas du soir, le lendemain c’est Antoine SEVA qui l’accueille, il fait ainsi le tour des tables du village.
Il rassure ma mère qui m’accompagne en clinique,
accablée par une inquiétude permanente. C’est la première fois qu’elle
laisse ainsi son mari, saura-t-il subvenir à ses besoins alimentaires ? Il
la rassure, et joint, en quelque sorte l’acte à la parole, en prenant
quelques kilos, résultat de ce qu’il appelle en riant d’émotion et de
reconnaissance pour cette solidarité villageoise : « la tournée des
popotes ».
Enfin, juste avant les
vacances de noël, me voilà de retour, j’ai perdu un bon mois d’études.
Le
challenge paraît insensé et pourtant, l’opiniâtreté de l’instituteur va
avoir raison de moi. Quelques mois après l’opération, je réussis !
Le
village retient son souffle quand le Car apparaît au bout de la route, en
provenance de Mostaganem, à hauteur de la ferme RICHERMO : chaque matin il
apporte, le sac en toile du courrier que va réceptionner Monsieur LAMAISON, le
receveur des PTT, il dépose en même temps quelques exemplaires du quotidien régional
« l’Echo d’Oran ».
On
se précipite, la porte du car s’ouvre, le sac et les journaux passent de main
en main jusqu’à leurs destinataires. Mon
père a couru jusqu’au car, ma mère est restée figée sur le pas de sa
porte, tenant d’une main fébrile le mouchoir qui va, dans un instant lui
servir à essuyer ses larmes. Larmes de joie, s’il se confirme que j’ai réussi,
de déception, tristesse dans le cas contraire.
Bien
sûr Gaston SERRANO, un lointain cousin qui a plein de relations à Mostaganem
s’est renseigné et il a téléphoné, hier au soir à Monsieur JUAN (seul téléphone
dans le quartier) pour lui annoncer une bonne nouvelle. Mais, seule la lecture
de mon nom, correctement orthographié dans le journal attestera du résultat
officiel.
On
tourne les pages à toute allure, des milliers de noms sont alignés par ordre
alphabétique, on cherche, on cherche, et tout-à-coup, ça y est !
quelqu’un découvre mon nom : BOUCABELLE Roland, c’est bien moi !
Mon père, un peu déçu de n’avoir pas trouvé le premier, vérifie sur l’exemplaire qui est le sien et revient, à grands pas, vers la maison en agitant l’Echo d’Oran. Ma mère pleure déjà en me serrant dans ses bras.
Quelqu’un, heureusement pense à aller annoncer la nouvelle à Monsieur BENKEMOUN, qu’on dérange, fait exceptionnel, dans sa classe. Le maître ne bronche pas, il savait ! il était confiant, mais, intérieurement son angoisse disparaît, il savoure sa victoire. Car cette réussite, c’est à lui que je la dois ! à lui et à Monsieur BELLAÏCHE qui m’a fait travailler pendant les congés scolaires, ses collègues étant, comme je l’indiquais plus haut, à Oran.
Monsieur BELLAÏCHE, lui est venu se joindre à la foule qui
nous entoure, il me félicite, comme si ce succès n’appartenait qu’à moi !
J’ai
pu mesurer, étant moi-même instituteur, quelques années plus tard, le plaisir
et la fierté qu’on pouvait ressentir à être ainsi acteur du succès d’un élève, d’un
enfant. La réussite d’un enfant vaut toutes les distinctions honorifiques et les
reconnaissances de la nation.
Je
deviens, mais, pour quelques jours seulement, le
héros du village et mes instituteurs renforcent une notoriété déjà bien établie
et qui dépassera, d’ailleurs les frontières du village.
Le
Conseil Général m’accorde une bourse pour me permettre de m’inscrire comme
Interne au Lycée René Basset de Mostaganem. Mise à jour le : 29/02/2008 |