UNE VIE NOUVELLE VA COMMENCERLe vingt juin 1962, nous arrivons à l'aéroport d'Oran La Sénia. Une foule immense nous a précédés. Roland SEVA nous dépose et va ramener la Dauphine à Ouillis, chez René BRETON. Nous nous dirigeons vers le bureau d'accueil et d'enregistrement. Je me charge des formalités, il faut présenter nos pièces d'identité, faire les déclarations nécessaires qui permettent à la police de délivrer l'autorisation de quitter l'Algérie. Il faut également préciser la destination choisie, pour nous ce sera Marseille où nous comptons prendre le train vers Montbéliard. On nous délivre donc un numéro d'ordre pour Marseille. Un pont aérien est établi vers la métropole, certaines familles ne sachant où aller choisissent, presque au hasard, leur destination. L'atmosphère est très tendue, une grande tristesse se lit sur les visages, mais, en même temps, se vit la sensation d'être, enfin, en sécurité, un peu comme si La Sénia était déjà la France. L'aéroport est complètement investi par l'armée française qui le sécurise, rassure, protège et organise à l'extérieur l'accès à l'esplanade de l'aérogare. Les jeunes militaires du contingent assistent, effarés, à cet exode. Pour eux se profile un espoir, celui de pouvoir rentrer chez eux. Nous les regardons avec reconnaissance, certains d'entre eux ont donné leur vie pour notre pays qui n'était pas tout à fait le leur. Chez eux, de l'autre côté de cette méditerranée qui nous appartenait, ou plutôt, à qui nous appartenions, on les attend. Nous y serons avant eux. Les formalités accomplies, on s'installe avec les parents dans un coin de l'immense hall. L'attente va commencer. Premier constat, nous sommes très très loin des numéros qu'on appelle. Il va falloir s'armer de patience, nous en avons. Les parents lient connaissance avec ceux qui leur ont fait une place, ou ceux qui arrivent, et en cherchent une. De temps en temps, les Hauts parleurs annoncent un départ, le silence se fait brusquement, l'attention est générale, l'annonce parcourt la foule qui attend, y compris à l'extérieur. Quelques familles réagissent à l'appel de leur numéro, soulagées, elles se lèvent et se dirigent vers le comptoir d'embarquement, chargées de valises, de paquets dont le contenu fera le voyage, rapatrié, lui aussi. Les parents restent auprès des bagages, attentifs aux annonces et aux allées venues. Les jeunes, j'ai 21 ans, ma soeur 18, errent parmi les groupes qui se forment et se défont aux hasard des mouvements d'arrivées nouvelles, et de départs attendus. Tout-à-l'heure, j'ai croisé Monsieur ROQUES le Surveillant Général du Lycée qui semait la terreur dans les rangs indisciplinés que nous formions et distribuait les heures de colle avait une sévérité implacable. Je n'ai jamais éprouvé de sympathie pour ce petit homme qui m'a privé de quelques week end de repos dans mon village. Savait-il le mal qu'il me faisait ? Il me regarde, il est voûté, il soupire "alors BOUCABELLE, toi aussi, tu pars !". Je suis tout à coup anéanti, il y a dans les yeux de cet homme, une grande part du malheur du monde, il m'apparaît tout à coup comme un être humain ordinaire, un être humain tout court, mes souvenirs de rancoeur, proches de la haine, s'effacent brusquement. J'ai presque envie de l'embrasser. Je réponds par un sourire d'acquiescement, pas un mot ne peut s'extraire de ma gorge nouée. Il a tout compris en quelques secondes, il me tape sur l'épaule et s'en va en boitant. Je suis quand même heureux de cette brève rencontre. La visite du grand hall étant bouclée, nous nous sommes dirigés vers la sortie qui donne sur une large esplanade, en partie gazonnée, malgré toutes les difficultés que le gazon éprouve à pousser. La région d'Oran n'est pas très riche en eau, arrosée, mais sans plus, rien à voir avec la richesse aquatique de Ouillis ! Quelques jeunes gens se sont regroupés, garçons et filles sympathisent, j'en connais peu mais, nous faisons vite connaissance. L'une des jeunes filles fréquente le même établissement que ma soeur, elles ne se connaissent pas vraiment, ma soeur est interne, Michèle LOPEZ, c'est son nom, est externe, elles ne font pas partie de la même classe. Nous sympathisons, et je découvre qu'elle habite Belle-Côte, tout près de Ouillis, où sa mère est postière. Nous n'allons plus nous quitter pendant cette attente, Michèle est avec sa mère, son père est resté au village. Les deux femmes se sont inscrites pour Toulouse ou Bordeaux, car elles ont un point de chute à Pau. Michèle nous pilote dans l'aéroport et nous éclaire sur tous les détails de l'organisation auxquels nous seront soumis, repas, toilettes ... Nous revoilà sur la pelouse quand, tout à coup, arrive à nos oreilles une musique qui provient, à mon avis d'un poste à transistor, non, c'est un électrophone parfaitement autonome qui distille tous les "tubes" qui, il y a encore quelques jours, nous faisaient danser. D'ailleurs, déjà quelques couples se forment et se déplacent en ondulant harmonieusement dans ce décor et cet environnement complètement surréalistes. Quelques adultes se sont regroupés pour assister au spectacle, personne ne proteste, ni ne semble choqué. Les parents sont même plutôt rassurés ou même heureux. Une petite pâquerette, frêle fleurette et pourtant si robuste qu'elle peut défier toutes les rigueurs du temps, vient de percer et d'éclore sur ce champ de rigueur et de larmes. C'est la vie, c'est l'espoir, qui se réveillent. C'est aussi l'esprit Pied Noir qui s'exprime, jamais totalement vaincu, jamais à l'abandon. La musique nous berce, nous envahit, nous enlève, nous élève. Moi, j'ai pris la main de Michèle, et je ne la lâcherai plus jamais. La vie, les avions, les hommes vont nous séparer, en vain, car nous nous retrouverons. Cette dernière page d'Algérie, nous l'écrivons ensemble. Et demain, sur cette terre de France qui va nous accueillir, nous écrirons une nouvelle histoire, celle d'une vie nouvelle, celle d'une vie à deux, une nouvelle vie.
|